• Bluenaute

    Bluenaute
    Renaud Richard

    Madame Cinq étalait sa présence derrière la caisse enregistreuse. Adipeuse et volubile elle occupait l’espace de ces deux attributs, qu’elle avait développés pour palier à la déficience du reste de ses sens.

    Ses parents, littéraires ruraux et humoristes en herbe, l’avaient prénommée George, en hommage à la mare jouxtant la vieille ferme où s’ébattent encore quelques canards chétifs ; exorcisant par là un ratage inavoué d’élevage de palmipèdes gras, impropres à la sauce diable.

    A l’époque où son opulente poitrine n’empêchait pas encore l’ouverture du tiroir caisse, mademoiselle Cinq avait su profiter des enseignements de la communale. Intéressée, comme tant d’oies blanches, par les fastes de la royauté et de la jet-set réunies, elle n’avait pas pas manqué de remarquer que le legs parental sonnait comme un hôtel de luxe.

    A sa majorité, elle confirma la mare dans son but diabolique en y faisant glisser les dépouilles de ses joyeux géniteurs, et en guise d’épitaphe, rebaptisa la ferme “Auberge George Cinq“.

    Les années, passèrent. Mademoiselle Cinq engraissa mieux que les volatiles de ses défunts aïeux et son auberge acquit une certaine réputation parmi les derniers habitants de la contrée et les rares ouvriers expatriés au fond de ces montagnes.

    C’est ce soir là qu’elle m’expliqua sa vie. J’étais venu me terrer dans ce bourg perdu, espérant échapper à la liesse automatique de la fin d’année. Elle m’avait loué une chambre «avec vue sur les champs», comme les trois autres ; trois chambres, trois suppléments. La mienne avait en plus une vue imprenable sur une vieille ferme, acquise à bas prix par un homme d’affaire parisien profitant de l’exode rurale. Une vieille ferme, avec de vieux balcons de fer, sûrement façonnés par un maréchal-ferrant qui y avait rangé tous ses rêves perdus. Et sur ce témoignage d’une vie, l’autre n’avait rien trouvé de mieux que d’y pendre... un Père Noël de plastique.